AVANT DE PARTIR DI ISABELLE STROUGAR

 

di Isabelle Strougar



Simona Gasperini, “Blu”


Ce matin, l’air est frais et très humide. On ne voit rien à quelques mètres plus loin. Quoi de plus normal, après tout, nous sommes en automne.

Tu ne distingues pas grand-chose à part quelques silhouettes d’arbres plus ou moins grands, éloignées des unes des autres. Il te semble, en humant un peu plus profondément, reconnaître l’odeur d’un cyprès. Une senteur que tu affectionnes particulièrement. Tout est silencieux entre les quelques croassements de corneilles dont on devine le vol parmi les brumes. Ce silence, le croassement des corneilles, la senteur du cyprès, tout à coup tout cela t’interroge. Où es-tu donc? En aiguisant ton regard, tu devines des tâches colorées, éparpillées un peu partout autour de toi. Jaunes, orangées, violettes, pourpres…

Ne dirait-on pas des chrysanthèmes ? C’est de saison peut-être !

Et si tu étais dans un cimetière ? Pourquoi ? Tu n’en sais rien. D’ailleurs tu as l’étrange sensation d’avoir l’esprit aussi vaporeux que le brouillard qui t’entoure. Et si c’est un cimetière, lequel ? Rêves-tu ou y es-tu vraiment en chair et en os ?

Soudain, tu perçois des chuchotements qui viennent de je ne sais où. Plus ou moins graves, plus ou moins forts brisant ce silence de mort.

Ton regard zoome en direction de formes humaines estompées d’où proviennent le son de voix qu’il te semble reconnaître. Alors, tu te décides à te rapprocher d’elles. Une sensation étrange et inconnue parcourt ton être. C’est comme si tu ne pouvais pas bouger et pourtant tu as l’impression d’être juste à côté de gens dont tu discernes à présent les visages.

Ce qui t’intrigue fortement, c’est qu’ils sont réunis autour d’un caveau fraîchement ouvert. Tu y plonges le regard et tu distingues un cercueil. Maintenant, il n’y a plus de doute : tu es dans un cimetière. Quelqu’un vient d’y être enterré. Pourquoi ces personnes dont certaines que tu reconnais sont-elles venues ? Soudain, un peu à l’écart du groupe, tu vois ton fils. Il a l’air sinistre. Ce qui s’appelle avoir une gueule d’enterrement.

Pour le dérider, tu t’approches de lui en lançant une petite blague, comme vous avez l’habitude d’en faire ensemble. Mais on dirait qu’aucun son ne sort de ta bouche. De plus en plus étrange !

Une voix d’homme plus forte que les autres détourne ton attention sur une autre partie du groupe. Que font ici, Yvon et Georges, deux anciens compagnons de ta vie ! Pourquoi la présence de ces connaissances ainsi que celle de quelques inconnus comme cette femme là-bas ?

Ton incapacité à bouger alors que tu te déplaces, le fait de parler sans être entendue, relève du paranormal ! Pourtant tant de détails de cette scène te confirment que ce que tu vois est réel. Le mieux est d’aller interroger Georges et Yvon. Tu te mets à les suivre après avoir jeté un coup d’œil au cercueil. Un cercueil très simple tout à fait dans tes goûts ! Avec quelques roses rouge et blanche jetées dessus. Et parmi elles, une rose noire. Comme c’est troublant !

Tu es intimidée à l’idée de parler à Georges. Cela fait bien vingt ans que tu ne l’as pas revu. Et pourtant tu as passé dix ans de ta vie auprès de lui au fond du Morvan. Il a toujours cette belle stature tranquille, le visage buriné et stoïque de ceux qui vivent dehors, illuminé par l’éclat de deux yeux bleus perçants. Le regard du berger qui veille sur son troupeau. Et qui durant ces quelques années avait veillé sur toi.

Il est en pleine conversation avec Yvon, l’autre homme de ta vie, toujours égal à lui-même celui-là ! Le beau gosse de type méditerranéen dont la gueule cassée d’ancien boxeur révèle le passé sportif.

Tu te diriges vers ces deux hommes que tu as tant aimés. Leurs mines sont aussi sombres que leurs vêtements. C’est le lieu qui veut ça ! Ton fils Julien les a rejoint, l’allure dévastée. Alors que tu t’apprêtes à tapoter l’épaule de Georges, il se met à parler et ce que tu entends te frappe de stupeur.

– Où en est l’enquête de la gendarmerie ? C’est tout de même bizarre que Marie soit décédée si soudainement dans un endroit pareil ! 

C’est de toi qu’ils parlent ! Tout à coup comme une fulgurance te traversant l’esprit, tu réalises l’impensable : l’enterrée, c’est toi ! Comment est-ce possible puisque tu es là et que tu observes toute cette scène surréaliste. Tu comprends mieux le pourquoi de tes sensations : cette paralysie, cette incapacité à te faire entendre, l’impression de n’être vue de personne.

Ton fils, le regard abattu, répond à Georges.

– A ma dernière visite à la gendarmerie, ils ont émis l’hypothèse que son décès ne serait pas naturel, même si d’après l’examen du médecin légiste elle serait morte d’une crise cardiaque. Ils n’ont pas voulu m’en dire plus. D’ailleurs, à ce propos, je vous informe que vous allez être convoqués pour fournir quelques renseignements au sujet de vos rapports passés avec ma mère, et sur votre emploi du temps le soir de son décès. 

L’expression de Georges vire à la surprise. Les yeux d’Yvon s’assombrissent un peu plus. D’une voix émue il prend à son tour la parole.

– Comment se fait-il que l’on ait retrouvé son corps dans une cabane à livres loin de chez elle au petit matin ? 

Julien explique en scrutant tour à tour les deux hommes.

– Vous vous souvenez qu’elle aimait les livres et elle avait pris l’habitude d’en glaner dans les cabanes à livres du coin. Avec bien entendu, sa manie de sortir aux heures où tout le monde est rentré chez soi. Le médecin légiste a donné l’heure approximative de son décès, dans les environs de vingt et une heure. Son corps a été retrouvé par les éboueurs au petit matin. 

Tu t’interroges de là où tu es, bien que tu ne saches pas où tu es. Tu étais une jeune retraitée, mise à part ton début d’arthrose et autres petites douleurs, et tu te faisais suivre régulièrement du point de vue médical. Comment se fait-il que tu sois morte d’une crise cardiaque, là dans une cabane à livres, un soir d’automne ? Et ta mort pose question aux autorités ! Toi, tu ne te souviens de rien. Quand brusquement une image te revient. Un livre que tu tenais à la main. La couverture était illustrée d’un escargot noir, avec pour titre : « Une mort suspecte ». Titre prémonitoire !

Tu es plongée dans ta réflexion, lorsque tu t’aperçois que tout le monde est parti. Ne reste plus que Georges, Yvon et Julien devant le portail du cimetière. Ils écoutent attentivement l’officier de gendarmerie. Tu les rejoins à la vitesse éclair, puisque c’est ainsi que tu te déplaces désormais. L’officier, grand et maigre, dans son pardessus bleu marine, leur annonce ce que tu craignais : cette mort n’est pas naturelle. Tu as été assassinée  et d’une étrange manière qui plus est. La trace rouge foncée constatée au niveau de ta nuque est due à l’application prolongée d’un taser. Une arme de défense ! Ton fils est effondré, les deux autres très perturbés. Et toi tu n’as qu’un seul désir : connaître la vérité.

Est-ce un rôdeur qui a voulu te voler, mais il n’y avait rien à voler ni sur toi, ni dans ta voiture ? Un détraqué se trouvant à un moment précis sur ton chemin ? Ou bien quelqu’un qui t’en voulait ? Qui aurait pu t’en vouloir ? Pourquoi t’en aurait-on voulu, au point de souhaiter ta mort.

Tout est redevenu silencieux parmi les tombes et le soleil fait une timide apparition. Les hommes de ta vie ont disparu de ton champ de vision. Tu restes seule désormais, parmi les tiens couchés sous les dalles. Tu perçois au plus profond de toi que tu ne pourras partir que lorsque tu connaîtras ton assassin. Tu souhaites de toutes tes forces que la police fasse son travail le plus vite possible. Tu te doutes bien que Georges et Yvon ne vont pas échapper à un interrogatoire. Ils te connaissaient si bien et ont partagé un long moment de ta vie. Les pensées se bousculent dans ta tête. Ainsi qu’une spirale vertigineuse, elles te ramènent dans le passé. Peut-être est-ce dans ce passé que se trouve l’explication de ton meurtre.

Après tout, ces deux amoureux ont-ils chacun des raisons secrètes de t’en vouloir ? On ne  peut pas dire que tu aies filé le parfait amour ni avec l’un, ni avec l’autre.

Georges était un homme simple et frustre comme souvent ceux qui passent le plus clair de leur temps au milieu de la nature. Au début, cela t’avait convenu. Cette relation était reposante, et puis, petit à petit tu avais fini par t’ennuyer. Tu t’étais peu à peu détachée de lui. Il avait fait semblant de ne rien voir. Il ne voulait pas te perdre, quitte à fermer les yeux la fois où tu étais aller voir ailleurs. Il t’avait même pardonné. T’a-t-il vraiment pardonné le jour où tu as décidé, de façon abrupte à couper les liens ? On t’a raconté par la suite qu’il avait mis des années à s’en remettre. Il avait tenté de t’oublier dans son acharnement au travail et dans sa constante envie de boire plus que de raison. Et si, durant toutes ces années de solitude, il avait nourri une rancœur tenace à ton égard ? Au point de te tuer ?!

Pour Yvon, l’histoire ne fut pas la même. D’une relation tranquille et ennuyeuse, tu avais sauté pieds joints dans une passion mouvementée et destructrice. L’ennui avait fait place à la peur. Assez rapidement, tu avais découvert, derrière le beau mâle séducteur, un homme blessé par la vie, ne sachant pas refréner ses crises de jalousie paranoïaques. La vie en commun avait tourné au cauchemar. Il y avait eu des cris, puis des pleurs, des violences suivies d’excuses, puis des menaces de plus en plus fréquentes. Jusqu’au jour où tu t’étais décidé à porter plainte contre lui. Par la force des choses il avait fallu qu’il se raisonne. Il avait bien tenté de te reconquérir, mais tu étais trop soulagée d’avoir mis un point final à votre histoire de fous. Puis, le temps faisant son œuvre, les mauvais souvenirs s’étaient estompés et tu étais persuadée qu’il avait aussi oublié tout cela. Yvon a-t-il vraiment tout oublié ? Car votre affaire était passé au tribunal, son ADN avait été enregistré dans le fichier national. Il restait, aux yeux de la société, un homme potentiellement dangereux envers les femmes. Pour cette raison, peut-être t’en voulait-il à mort.

La nuit envahissait petit à petit le cimetière et son cerveau en ébullition. Ombre parmi les ombres, tu erres entres les tombes, retournant sens dessus dessous tous tes souvenirs, à essayer de retrouver des signes. Ceux-là mêmes qui pourraient te permettre de démasquer ton meurtrier. Dans ce flot de pensées, revient la vision de cette rose noire posée sur ton cercueil. Qui donc a lancé cette rose ?

Le petit matin brumeux et humide est de retour. Tu ressens de moins en moins cette humidité. L’odeur du cyprès ne flatte plus tes narines. Le cri des corneilles te semble lointain. C’est comme si tes cinq sens quittaient progressivement ton corps. Pourvu qu’ils trouvent ton assassin avant que tu n’es plus aucun contact avec ce monde terrestre. Le gardien du cimetière a déjà ouvert le portail et une silhouette fine s’avance sur les allées fines de gravier en direction de ta tombe. Lorsqu’elle arrive devant, tu reconnais la femme aperçue hier matin. Qui est-elle donc ? Impossible de mettre un nom sur ce visage émacié, entouré de longs cheveux noirs. Elle a des yeux enfoncés dans les orbites d’où sort un regard un peu vague et très inquiétant. Sa bouche est mince et son rictus en dit long sur son état d’âme. Quand tu t’aperçois qu’elle tient à la main une rose noire, ton cœur bondit dans ta poitrine lorsque tu te rappelles qu’il a arrêté de battre depuis quelques jours déjà. Tu vois ses lèvres serrées marmonner quelque chose pendant qu’elle lance la rose noire sur la pierre tombale.

– Ne t’en fais pas, s’il y en a une qui pensera à toi à chaque date anniversaire de ta mort, c’est bien moi ! Tu l’auras, ta rose noire, une fois par an, même si je dois faire des kilomètres pour venir ta la balancer sur ta tombe ! 

Les mots emplis de rancœur arrivent assourdis à tes oreilles. Elle continue son monologue sur un ton diabolique.

– Tu l’as bien méritée, ta mort ! Pour rien au monde, je n’aurais oublié la promesse que je m’étais faite et que je t’avais faite. 

Horrifiée par son discours, tu la regardes s’éloigner et se dissimuler brusquement derrière de hautes croix. Tu n’as pas le loisir de te retourner dans ta tombe si on peut dire, qu’arrivent d’autres visiteurs.

Georges et Yvon sont de retour, chacun d’entre eux tenant une rose à la main. Ils paraissent plus apaisés que la veille. Leurs interrogatoires d’hier à la gendarmerie a sûrement permis d’éloigner les soupçons à leur encontre. Ces mêmes soupçons que tu as éprouvé à leur égard toute la nuit, ce sont évaporés au petit matin avec la venue de la femme à la rose noire. Quelqu’un va-t-il se poser des questions à son sujet ?

Soudain, un ricanement lugubre retentit. Toutes les têtes se tournent alors vers la femme s’éloignant à grand pas vers la sortie du cimetière, bousculant presque ton fils au passage. Celui-ci, surpris, s’arrête un instant puis poursuit son chemin. Il tient une enveloppe à la main. Arrivé à la hauteur des deux hommes, après les avoir salués brièvement, il la leur brandit sous le nez. L’air très agité, il entame la conversation avec eux. Tu arrives à en saisir quelques bribes et, tu en devines le reste.

Il a passé une bonne partie de sa nuit à chercher dans tes affaires, raconte-t-il, et a finalement retrouvé tes journaux intimes ainsi qu’une liasse de lettres soigneusement répertoriées. L’intrusion de ton fils dans ta vie secrète te dérange, mais ce n’est plus le moment de chipoter. Si, au moins, on y retrouvait des indices permettant de révéler qui est ta meurtrière ! Cela semble se confirmer à l’expression stupéfaite qu’ont les deux hommes. Lorsque Julien sort la lettre de l’enveloppe. Tu en aperçois l’entête : une rose noire ! Ils se mirent à arpenter nerveusement de long en large l’allée, pendant que Julien en lisait le contenu.

Tu ressens leurs effarements croître, ainsi que la tienne au fur et à mesure de la lecture. Sortie de l’oubli, la violence de la missive remonte et éclate à la surface de ta mémoire. Ah, mon Dieu ! C’est donc elle !

Eve, l’épouse bafouée de Benoît. Tout te revient ! L’aventure avec Benoît, cet homme beaucoup plus âgé que toi. Tu étais une toute jeune femme à cette époque. Tu découvrais les pouvoirs de la séduction. Ce fut une relation intense et brève. Elle avait malheureusement contribué à briser leur ménage, une fois l’infidélité découverte. En dépit de l’existence de leur petit garçon d’un an, le couple avait divorcé. Tu n’avais jamais rencontré Eve, mais elle t’avait envoyé une lettre remplie de haine et de menaces. Une quarantaine d’années avaient passé depuis et le courant de la vie avait emporté tout cela.

Les trois hommes s’étaient soudainement arrêtés devant un bac à fleurs. Les dernières phrases de la lettre lue par Julien bisèrent le silence matinal.

– N’importe où, n’importe quand, je te retrouverai, et tu paieras de ta vie ce que tu m’as fait. 

Les trois hommes se regardèrent tour à tour, ils firent quelques pas le long des bacs de plantes et trouvèrent la réponse. Leurs yeux fixèrent la rose noire posée sur la tombe, puis le portail du cimetière où avait disparu l’inconnue.

Tu pouvais enfin partir en paix.

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